Beauvais, le 24 décembre 2000
Dunkin' Donuts
C’est Chicago, un lundi matin. C’est l’hiver aussi, et il caille sec. Une sorte de fumée s’échappe de la bouche des gens.
Vers sept heures, la Ford Sovereign numéro 87 arborant les couleurs de la police municipale se gare tout en douceur devant l’entrée du Al’s Coffee Shop. Ce bon vieux Al et son coffee shop alimentent en café et donuts les lève-tôt de Chicago depuis 1973. Il est très prisé par les flics du quartier, Al, et c’est plutôt bon signe, ça.
Pas mal de monde fait la queue devant le comptoir. On attend sagement son tour en roupillant à moitié au rythme des " Next order, please " scandés par la jeune Chicano plantée face aux clients. Jack Turnbull sort de la Ford numéro 87, pousse la porte du coffee shop et lâche un soupir en voyant tout ce monde devant lui. Il se demande combien ils sont, quinze, vingt ? Il se dit qu’un de ces quatre, il déboulera là-dedans, le flingue dans la main droite et son badge de flic dans l’autre, en lâchant sa phrase préférée (celle qui le transforme en type important et respecté) : " Police de Chicago, faites place, c’est urgent. Restez calmes, j’ai la situation bien en main. " Les gens s’écarteraient, mi-surpris, mi-curieux, et Jack aurait la voie libre jusqu’au comptoir. Il pourrait ensuite passer sa commande, tranquille : " Deux grands cafés au lait, plus deux donuts au chocolat, comme d’hab’. " Bon, les autres protesteraient un peu, mais vu que c’est un flic, ça n’irait pas bien loin, leurs reproches.
" Next order , please. "
Ah ben, ça y est, c’est au tour de Jack. Il passe sa petite commande et récupère café et donuts.
Et là, vraaaaaaoum !
Jim Morrison a chanté en son temps un truc sur les voitures qui roulent devant sa fenêtre, " with a sonic boom ". Eh bien, c’est précisément ce qui vient de se passer, juste devant Al’s Coffee Shop. Une sorte de tornade blanchâtre file à travers les rues de Chicago. Bill Simmons (le collègue de Jack) déboule à l’intérieur et lance à haute voix : " Magne-toi, Jack ! Ce machin roulait au moins à 100 m.p.h. " Jack se retourne, fonce à travers la foule et grimpe dans la Ford, tout en conservant intacts, bien au chaud, café et donuts (il ne perd pas le nord, Jack).
La voiture démarre, la sirène hurle et nos deux flics se lancent à la poursuite du bolide blanchâtre. Ils se rapprochent de leur cible à un point tel qu’ils pigent ce que c’est. Ils n’en croient pas leurs yeux, Jack et Bill. C’est le Saint Graal, là, juste devant. Jack décroche le micro et appelle le Central.
" Ouais, ouais, ici le Central, Brad à l’appareil. "
" Nom de Dieu, Brad, ici Jack Turnbull. On est dans la 54ème et on vient de taper sur un filon monumental, une vraie mine d’or ! "
" OK, OK, Jack, t’emballe pas. Alors, what’s up ? "
" Ouh putain, devant nous là, il y a une camionnette folle, qui fonce à bloc. Et dessus, c’est écrit " Dunkin’ Donuts " "
" Bon Dieu de bon Dieu, OK, alerte maximale, je t’envoie fissa quatre escouades. "
On est donc lundi matin, à Chicago. C’est l’hiver et une quinzaine de Ford Sovereign de la police municipale se rue aux trousses d’une camionnette Dunkin’ Donuts. Afin de mieux saisir l’importance du moment, reportons-nous à la définition qu’un dictionnaire quelconque pourrait donner à propos du nom commun " donut ".
Doughnut : Nom commun. Cf. dough : pâte. Existe aussi sous la forme simplifiée " donut " (Am.). Pâtisserie ultra grasse et ultra sucrée dont raffolent les policiers des Etats-Unis. Littérature : " Pour un donut au chocolat, je tuerais père et mère. ", Captain Arthur Dobey, La vie d’un flic à LA (Ed. Random House).
Avec quinze voitures à ses basques et des barrages un peu partout, la camionnette a vite fait de se retrouver plantée, couchée sur son flanc droit, au croisement de la 4ème et de Bryant Avenue. On extirpe le conducteur fou. Il se prénomme Joey Perkins, c’est un informaticien et il n’aime pas les lundis. Les flics, quant à eux, adorent les donuts. Ils ouvrent la porte arrière de la camionnette. Et là, bingo ! sonnez trompettes, résonnez hautbois, il y en a bien pour sept cents kg de donuts, là-dedans. Les cinquante et quelque flics présents sur les lieux se regardent entre eux, d’un air entendu.
Extrait du Chicago Tribune daté du mardi :
" Et c’est à endroit-là que la camionnette fut brillamment interceptée vers huit heures. Il y a cependant à déplorer la perte d’environ 400 kg de donuts sur les 700 kg initialement présents. Ils auraient disparu quelque part lors de la folle course-poursuite, selon le porte-parole de la police de Chicago. Une enquête est en cours, dont l’objectif est de retrouver la cargaison volatilisée. "
Cette histoire est librement inspirée d’un fait réel.
Pierre
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