San Jose, le 6 février 2001
Fuck You, Detroit Style
Rien de spécial, ces temps-ci. Bush fait profil bas et s'attaque au lancement de l'une de ses réformes fétiches : la baisse des impôts. Les discussions vont bon train entre sénateurs et députés de Washington, et ma foi, des accords entre élus de bords opposés auront probablement lieu.
Bref, rien de passionnant, pas de scandale, ni de tuerie au pied levé dans une high school du fin fond du Nebraska, même pas d'Irakiens ou d'Afghans à assaisonner de missiles de croisière.
C'est embêtant, ce calme plat, les trains américains arrivent à l'heure...
En attendant que la situation change, penchons-nous sur le phénomène Eminem. Il se rend en visite dans notre bel hexagone, ces jours-ci, juste le temps de donner quelques concerts à Paris et ailleurs. Marshal Mathers alias Eminem a raflé en l'an 2000 la quasi-totalité des récompenses que le show-biz américain décerne chaque année lors de fiestas auto-célébratrices monumentales. Notre bonhomme, originaire de Detroit, mérite bien quelque attention. Il représente à lui seul une sorte de condensé de la culture white trash américaine. Son enfance s'est essentiellement déroulée à Detroit, le royaume du prolétariat US. Pas très marrantes, les vertes années de Marshal : un joyeux cocktail de tabassages à l'école et de vie dans une caravane, sous l'autorité unique de sa mère divorcée. Il en ressort violent, et chargé de préjugés, contre les homosexuels notamment, et contre sa maman aussi.
Seulement, le petit bonhomme de Detroit a le don, apparemment improbable pour un blanc, de rapper mieux que quiconque. Le rap US se trouve traditionnellement sous la coupe de talentueux collectifs noirs (Public Enemy, Wu-Tang Clan, etc.), et voilà qu'un petit blanc se met à prendre le micro et à scander des discours au phrasé vertigineux. Et qui plus est, il s'entoure d'une équipe (menée par Dr. Dre, un personnage historique de la galaxie rap) qui lui concocte un son énorme.
Eminem a vendu, aux US et ailleurs, des millions d'exemplaires de son album intitulé "Marshal Mathers LP". Les douces paroles des morceaux du CD constituent un joli florilège de violence verbale. Il nous gratifie notamment de vibrants témoignages d'amour à l'égard des homosexuels et des femmes en général. En clair, les chances de le voir interpréter un jour l'inoubliable "Love, Lioubov, Amour" des gentils Poppys demeurent assez minces.
Les ligues familiales de tout poil, prêtes à dresser l'oreille et la queue - si je puis dire - à la moindre allusion sexuelle dans les médias et les créations culturelles américains (c'est à se demander si le fameux réseau d'écoute Echelon n'a pas été bricolé pour eux) ont bien entendu réagi avec véhémence. Les associations pro-homos offusquées par les attaques verbales d'Eminem ont fait de même. Bref, tout ce petit microcosme de militants de gauche comme de droite a participé à son corps défendant à la formidable promotion involontaire du kid de Detroit.
Promotion qui, à cet égard, est également assurée de main de maître par la maison de disque du garnement (une filiale du fameux groupe Vivendi-Universal). Il faut reconnaître que les Américains se distinguent de façon remarquable en matière de vente et de marketing. Leurs prouesses dépassent parfois l'entendement. Ces gens-là arrivent à vous refourguer le meilleur comme le pire avec une réussite insolente. Ils arrivent surtout à intégrer des discours boursouflés de haine dans la grande roue du show-biz. La rébellion, la haine, ce qui dérange en bien ou en mal se retrouvent ainsi recyclés et présentés comme un produit de plus.
Et ma foi, ça rapporte pas mal du tout, pas de soucis à l'horizon. Un petit cocktail rap anti-pédés, anti-gonzesses, anti Amérique des péquenots conservateurs sur un fond sonore trop puissant, ça inquiète les parents, choque les ligues de défense des valeurs traditionnelles, et rend furieux les pédés de San Fransisco et de New York.
Mais, ça plaît surtout aux gamins et aux étudiants. Eminem est l'homme qu'il leur faut, juste le temps pour la plupart de se croire rebelles, de faire un gros "fuck you" rigolard aux valeurs traditionnelles, puis d'intégrer petit à petit le marché du travail.
Et ceci d'autant plus que la grande majorité d'entre eux n'adhère pas dans le fond aux discours très très limites du champion de Detroit. En fait, sa musique sert de défouloir. Rien de tel que les jeux vidéos violents et le rap en guise d'exutoire face au politically correct coincé des fesses.
Cela dit, au delà du phénomène de foire et d'une vision purement marketing du produit Eminem, notre bonhomme demeure sacrément talentueux, dérangé, infréquentable, ambigu, vulgaire, brillant, violent.
Tout ça, quoi...
Ca ne va pas s'arranger avec le succès.
Adresse :
pierre_gilet@hp.comOh please, drive me
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