San Jose, le 23 avril 2001
La Mondialisation des Bacs à Sable
Au Central Park de Santa Clara, à proximité des bacs à sable destinés aux enfants, le monde entier se donne rendez-vous tous les jours. On y croise des Mexicaines (plus quelques ressortissantes d'Amérique centrale et latine), dont certaines parlent difficilement l'anglais, des Indiennes, des Iraniennes (plus ou moins voilées), des Chinoises (beaucoup), des Arméniennes, quelques noires américaines, et accessoirement, des blanches de l'Ouest (américaines, canadiennes, anglaises, allemandes et françaises, pour l'essentiel) et de l'Est (russes, ukrainiennes, serbes, etc.). J'ai tout mis au féminin pluriel, car bien entendu les femmes surpassent de loin les hommes en nombre.
Tout le monde pratique le multilinguisme dans la Silicon Valley. On y parle l'anglais en première ou deuxième langue, la langue d'origine, puis celle du dollar mondialisateur. Les habituées du Central Park de Santa Clara, et surtout les maris de celles-ci, qui s’activent dans les boîtes alentour, s'accordent sur un point : le dollar, il n'y a pas mieux (Allemands, Français et Anglais l'admettent avec une touche d'amertume dans la voix).
Les autocollants sur les coffres de voiture fournissent aussi des informations utiles sur l'origine des occupants du véhicule : Côte d'Armor (ils sont décidément fiers de leur région, ces Bretons), Scotland, Ireland, etc. Certains, ayant fait venir leur bolide d'Europe, ont même conservé la plaque d'immatriculation d'origine : "M - 5352" (un Munichois), "5663 ABG 38" (un transfuge de Hewlett-Packard Grenoble), etc.
Durant la période charnière 1998-2001, le gouvernement fédéral américain a autorisé l'entrée sur sa terre promise à un nombre incroyable d'immigrés. Je n'ai pas les chiffres en tête, mais ils seraient de nature à donner une trouille incommensurable à n'importe quel Anglais, Français (qui vote généralement à droite dès que l'on agite devant ses yeux le chiffon rouge de l'insécurité et de l'immigration) ou Allemand (qui vit dans un pays où l’on a récemment débattu à propos de l'entrée d'ingénieurs indiens sur le territoire national, qui pour la plupart se contrefichent pas mal d'une l'Allemagne mille fois moins attirante qu'une Californie ensoleillée et génératrice de rêves). Le dernier recensement 2000 des Etats-Unis met en évidence des tendances massives : la Californie (l'Etat le plus peuplé du pays) n'a plus d'"ethnie" majoritaire, les communautés chinoises et hispaniques ont explosé démographiquement, à un point tel que, sur l'ensemble du territoire américain, les blancs ne devraient plus constituer le groupe majoritaire à l'horizon 2050. Certaines villes ont grossi à un rythme effréné : New York intra-muros a gagné 1 million d'habitants en 10 ans et compte à présent 8 millions d'âmes. A ces chiffres s'ajoutent ceux de l'immigration massive de clandestins via le Mexique.
Les immigrants se répartissent en deux catégories : les "riches" et les "pauvres". Les premiers viennent d'Europe de l'Ouest et ressemblent dans leur comportement général à des blancs américains (les Indiens, Iraniens et autres n'arrivent pas à distinguer un Allemand ou un Français d'un blanc américain) : ces gens-là, ainsi que les blancs américains forment une sorte de modèle, l'exemple réussi du rêve occidental. Quand un Chinois débarque pour la première fois à San Francisco, il a dans la tête l'envie de vivre libre, riche et puissant comme ces blancs fortunés.
Pour les Français et les Allemands, le rêve dure en moyenne moins de trois ans. Ils gagnent beaucoup d'argent, plus qu'en Europe (surtout ceux totalement rémunérés en dollars). Puis, lorsque arrive l'âge de scolariser leurs enfants, les Européens refont leurs comptes : coût des biens en général (plus chers qu'en Europe), frais de scolarité, de couverture médicale, de garde des enfants, etc. Ils arrivent à peu près tous à la même conclusion : "Fais tes valoches, Liliane, demain soir y a la finale Bayern-Lyon sur TF1." En gros, la Californie s'avère financièrement intéressante pour un jeune diplômé non marié, sans enfant et en bonne santé. Les sirènes européennes récupèrent ces loups égarés, quand il est grand temps de profiter du "socialisme" à l'européenne (en dépit de ses lourdeurs).
Les "pauvres" (dont certains gagnent cependant des sommes rondelettes en tant que consultants de société de services informatiques) ne veulent quitter les Etats-Unis pour rien au monde. La Californie, c'est le paradis, et la Chine un gros bourbier infâme.
La question de la culture et de l'unité d'un Etat comme la Californie fait réfléchir plus d'un sociologue. C'est quoi, un Californien ? Dans les journaux et brochures touristiques, on voit généralement des gens de toutes les couleurs, habillés de façon décontractée, avec des voitures modernes. L'océan n'est pas loin, on discerne des surfeurs en arrière-plan. On s'imagine une tribu hétéroclite d'épicuriens en version allégée (surtout pas trop d'excès), bronzant sous le soleil. Bref, une image "United Colors" éloignée des clichés relatifs à la culture blanche et puritaine des Etats du centre.
En réalité, pour être californien il suffit essentiellement d'avoir un travail et une carte Visa. La culture blanche traditionnelle américaine (qui constitue le socle de la culture US) est, quoi qu'on en dise, plus tolérante à l'égard des différences que la culture française, par exemple. Pour cette dernière, l'intégration prévaut sur le respect des différences. En effet, les Français font en règle générale peu de cas de la couleur de la peau d'un immigré, à partir du moment où celui-ci agit en Français. L'intégration et le centralisme à la française donnent des résultats très probants, dans la mesure où l'immigré comprend et accepte les règles du jeu en place, à partir du moment où il arrive à être français et à renier graduellement ses racines camerounaises ou vietnamiennes.
En Californie, un Vietnamien peut beaucoup plus facilement rester vietnamien. Un Vietnamien peut placer ses enfants dans une école essentiellement fréquentée par des Vietnamiens. S'il le désire, il peut manger vietnamien, regarder des chaînes vietnamiennes, etc. Il a aussi le choix de placer ses enfants dans une école moins marquée ethniquement et de leur donner ainsi plus de chances en matière d'intégration (et d'abandon graduel de leur culture d'origine).
Les gens sont globalement libres aux USA, libres de faire des choix difficiles.
Le "PC" (politically correct) a encore accentué une tendance déjà présente depuis longtemps : le respect de la différence se positionne plus que jamais en haut de l’échelle des valeurs sacrées de la démocratie US. On ne compte plus les associations de promotion des droits des noirs, des femmes noires, des Indiens, des femmes indiennes, des Chinois, des femmes chinoises, etc. Auxquelles s'ajoutent les lobbies des homosexuels, des gros, des maigres, probablement aussi ceux des gros noirs, des grosses noires, des gros noirs homosexuels, etc. Toute cette farandole donne le tournis.
Cela ne va pas sans engendrer des problèmes. Quelques dents grincent ici et là, surtout depuis que le boum économique endure un essoufflement certain. Quelques blancs se sentent abandonnés, lésés, et victimes du système controversé de l'action affirmative, "rabaissés" à l'état de minorité, perdus dans le tourbillon du respect des différences. Bush a incontestablement gagné les suffrages de ces gens-là, qui au-delà du simple réflexe conservateur anti immigrés clandestins, se posent légitimement la question de l'Amérique du futur.
En conclusion, tout est question d'équilibre, d'équilibre instable diraient les physiciens, un équilibre en mouvement à réévaluer sans cesse, entre capitalisme et protection sociale, intégration forcée et respect des différences, liberté et dirigisme administratif, pollution et développement. Tous les jours, ces équilibres changent en Californie,... et ailleurs aussi.
Adresse : pierre_gilet@hp.com
Oh please, drive me back home.