San Jose, le 06 mai 2001
Le Babory résiste
Ah, San Francisco ! L’élégante ville " by the Bay " charme indistinctement touristes étrangers et américains réunis. Elle demeure généralement dans les meilleurs souvenirs de vacances des Européens en visite et se place en tête du palmarès des villes qui font rêver les Américains. Ses atouts sont multiples : architecture victorienne distinguée, rues dans lesquelles on peut déambuler sans but précis, bars et restaurants branchés, etc. En bref, une ville de rêve, photogénique, un morceau de choix pour éditeur de guide touristique. San Francisco appartient sans conteste au concert des grandes cités de classe internationale, celles qu’il faut avoir vu avant de mourir. Ses habitants, lorsque interrogés sur le lieu de leur domicile, parlent de leur quartier et de leur ville avec une pincée de fierté, avec l’aplomb nonchalant de ceux qui se savent privilégiés.
Hier après-midi, j’ai quitté ma banlieue siliconée, royaume de la bagnole et d’Ally McBeal à la télé, pour aller tâter un peu du pavé san franciscain, celui-là même que foulèrent en des temps reculés les chantres de la libération sexuelle et du Moi en général. San Francisco, la rebelle, me voici, mais cette fois sans aucune fleur dans ma chevelure !
Je me suis baladé tout l’après-midi, j’ai traîné mes guêtres dans les quartiers du Castro (le fameux " ghetto " des homosexuels, l’équivalent du Marais parisien), de la Mission (le coin des Hispaniques) et de Noe Valley (quartier bon chic bon genre, situé à proximité des deux autres susmentionnés). Et j’en ressors quelque peu déçu. Certes, la ville a des atouts de charme, mais elle est indiscutablement malade, sévèrement contaminée par le jeunisme libéral.
Le jeunisme libéral est une épidémie insidieuse, présente désormais un peu partout dans le monde occidental, le monde des " particules élémentaires ". Il a profondément infecté les quartiers de Covent Garden et de Soho à Londres, la Bastille, les Abesses et Oberkampf, ainsi que la totalité de Manhattan à New York. Je ne connais pas Berlin, mais je suppose, sans trop me risquer, que l’auguste capitale allemande a également succombé aux vapeurs délétères de cette grande épidémie.
Etudions de près le quartier du Castro. Cette zone intra-muros est particulièrement touchée, car probablement certains aspects de la culture homosexuelle (culte du corps, esthétique à la " Friends ") ont contribué à l’aggravation des symptômes. Première observation : le prix des appartements, ou plutôt des charmantes petites baraques en bois, généralement d’un ou deux étages, et d’inspiration victorienne. Une bicoque de ce genre coûte de 600 000 à plusieurs millions de dollars. On peut en conclure que le Castro n’est pas à proprement parler un quartier populaire, mais plutôt un lieu de résidence pour " créatifs " d’agence de publicité. A ce propos, cette observation s’applique de manière plus générale à l’ensemble de San Francisco, devenue désormais une ville musée, où vivent globalement de riches (très riches, même) cadres sup’ dans les quartiers vénérables du centre, alors que les générations plus jeunes de " dotcommers ", chefs de projet marketing et autres se logent dans les zones branchées du type Castro. Ces derniers adorent l’argent, les BMW décapotables et les restaurants à 10 dollars le verre de vin frelaté. Ils détestent les vieux bourgeois et leurs règles poussiéreuses, ils se moquent aussi des culs-terreux républicains du fin fond du Nebraska. Ils s’affirment anti-conformistes, votent pour le parti Démocrate et se prononcent en faveur de l’avortement, de la dépénalisation du cannabis et de l’homosexualité. En gros, nous avons affaire à des bourgeois de gauche, qui ne supportent évidemment pas d’être désignés ainsi.
Le jeunisme libéral favorise le paraître au détriment de l’être. Comme indiqué plus haut, le caractère particulier du Castro ne fait qu’accroître la victoire du paraître. Ce quartier ressemble à un décor de pub pour déodorant masculin ! Une véritable opération de marketing se déroule en direct devant les yeux ébahis du promeneur à pied. La quasi-totalité des gens porte le même uniforme, ils ont tous l’air de sortir de chez le même coiffeur. On observe des scènes à l’identique ailleurs, comme à la Bastille ou à Saint-Germain, par exemple. Les gens semblent être habillés de la même façon, avec les mêmes fringues de chez Gap. L’objectif consiste à paraître à la fois jeune, créatif, " street wise " et riche, aux antipodes du vieux bourgeois ou du beauf banlieusard. Le jeunisme libéral a en gros accouché de l’anti-conformisme institutionnalisé.
Autre mot d’ordre essentiel du jeunisme libéral : rester jeune. Une fois de plus, le paraître l’emporte sur le reste. Il est certes permis d’être vieux, cela arrive à tout le monde un jour ou l’autre. Cependant, " faire vieux " ou se comporter en réac d’un autre temps attire soit le ridicule, soit l’indifférence dédaigneuse, menant à une prompte mise au placard dans le rayon " has been ". Au Castro, le promeneur attentif croisera bon nombre de vieux jeunes, habillés comme s’ils étaient encore étudiants. Cela dit, cette tendance à l’allongement de la culture post-adolescente (on n’est plus un ado, mais pas encore un adulte respectable) jusqu’à un âge indéfini engendre des résultats intéressants : on côtoie désormais dans les bars branchés les représentants d’une faune dont l’âge oscille entre 18 et presque 45 ans. Les générations se mélangent plus, en quelque sorte. Elles s’accordent en tout cas sur un point : rester jeune dans la tête.
D’un point de vue marketing, ce phénomène s’avère lucratif, les reponsables produits peuvent promouvoir les mêmes vêtements et proposer des services similaires à des clients d’âges divers. On vend des lignes " jeunes ", pour personnes indépendantes et modernes, des personnes globalement libres.
Le monde est une grande scène de théâtre, et chacun y joue un rôle. Les habitants du Castro, de Covent Garden et d’ailleurs déroulent en direct leur petit scénario. Le script relève d’un registre plutôt complexe : il faut être soi-même, un personnage indépendant et original, tout en adoptant le comportement et l’allure parfaite d’un acteur hollywoodien ou d’un mannequin de magazine de mode. La série télé " Friends " se passe dans la rue, tout le monde se prend pour David Schwimmer ou Jennifer Aniston. Les gros et les moches longent les murs, et les jeunes filles font dans l’anorexie (un nombre croissant d’anorexiques a été récemment relevé dans les High Schools de la région de Los Angeles).
Le jeunisme libéral occupe la place centrale des grandes agglomérations urbaines, soit. Qu’en est-il des banlieues ? Ma foi, les comportements banlieusards fonctionnent selon la même logique. Les jeunes des cités dortoirs rêvent de fringues et de godasses Nike, ainsi que de Mercedes aux vitres teintées. Ces jeunes-là aussi jouent leur rôle.
Reste-t-il des régions non touchées par le virus ? Certainement ! Etablissons une liste non-exhaustive de communes et lieux-dits français toujours sains. Insistons cependant sur le fait que cette liste s’adresse à ceux désirant ardemment rester à l’écart du jeunisme libéral, maladie qui, tout compte fait, ne se révèle probablement pas plus terrible que celles qui ont frappé ou frappent encore divers endroits du globe (religionite ultra-orthodoxe aiguë, nationalite fascisante aggravée, etc.). Trêve de bavadarge, voici donc la liste :
Je ne pense pas qu’il y ait des " Gap Stores " dans les communes et lieux-dits énumérés ci-dessus.
Adresse :
pierre_gilet@hp.comOh please, drive me
back home.