San Jose, le 5 juin 2001

De Truckee à Virginia City

Nous passons le col Donner. Durant l'hiver 1846, des émigrants ont succombé au froid en ce lieu même. Certains d'entre eux ont bouffé des cadavres afin de survivre à l'enfer glacé.

Nous prenons la route 267 qui passe par Truckee, CA. Les virages se succèdent. La voiture grimpe, la chaussée serpente à travers une forêt de conifères. Quelques heures auparavant nous roulions dans la plaine surchauffée de Sacramento ; nous nous trouvons maintenant en plein territoire de montagnes, de rocaille gris clair et de torrents froids.

Le lac Tahoe se profile à l'horizon, vaste étendue d'eau à 2000 mètres d'altitude entourée de montagnes en partie enneigées. Le lac d'Annecy en plus grand. L'eau a une couleur bleu foncé. Cette petite mer intérieure semble profonde, propre et calme. Nous longeons la rive Nord. Un panneau informe le conducteur qu'il passe la frontière du Nevada. Il est inutile. Même un crétin des Alpes saurait reconnaître le moment où il arrive au Nevada. Des casinos sont plantés juste derrière la ligne de délimitation.

Le lac Tahoe

Bienvenue dans le Silver State ! Ici, tout le monde peut fumer partout, même dans les chiottes. Une tradition issue d'un passé de pionniers associée à un flair commercial bien développé font la richesse de l'Etat. La Californie voisine constitue un vaste réservoir de gogos dont la plupart ne sortent jamais sans une American Express ou deux en poche. Une mine à pognon idéal, pleine de gens frustrés par tous les interdits puritains US et la morale pontifiante du politiquement correct. Les Californiens travaillent beaucoup, accumulent de l'argent, mais ne peuvent pas décemment le dépenser dans un Etat où tout ce qui est marrant est strictement interdit. Résultat : dans la région de San Diego, les jeunes de 18 ans partent se bourrer la gueule tous les week-ends à Tijuana, Mexico. Les Angelenos prennent l'autoroute pour Vegas. Là-bas, tout brille et rien ne ferme. Les hôtels débordent de fioritures baroques, de vrai marbre, les halls de réception sont somptueux. Spectacle assuré toute l'année. La picole se vend à bon marché, la bouffe aussi. Les gosses sont aussi les bienvenus, invités à faire d'innombrables tours de manèges, puis à assister au spectacle de la prise en direct du bateau pirate du Treasure Island Casino, ainsi qu’à celui des somptueux jets d'eau de l'hôtel d'à côté (The Mirage, je crois). Le Circus Circus propose quant à lui des représentations d'acrobates, clowns et autres. Les gamins adorent et demandent aux parents d'acheter des peluches.

Moyennant finances, le client exigeant peut se faire conduire en limousine de sept mètres de long au bordel de luxe le plus proche de Vegas (la prostitution est interdite dans seulement deux contés du Nevada, dont bizarrement, celui où se trouve Vegas). Et des hélicos décollent régulièrement pour une petite balade au-dessus de la ville illuminée et du Grand Canyon voisin.

Les habitants de la Bay Area (San Francisco, Silicon Valley et côte Est de la baie) se rendent plutôt à Reno, "The Biggest Little Town in the World". Plus petit, mais plus près.

Vous êtes en charge du Nevada. Vous et d'autres types (des responsables politiques, des parrains de la Cosa Nostra, des hommes d'affaires, des entertainers, etc.) qui se demandent ce qu'ils peuvent bien foutre dans un endroit pareil. Il n'y a rien là-bas. Rien. Même plus vraiment d'or ou d'argent à prospecter. Les hivers sont froids, les étés brûlants. Seuls quelques universitaires et amoureux du désert vont parfois se perdre au milieu de la caillasse et des serpents. Ca ne rapporte pas.

En revanche, la création d'une différence de potentiel, n'importe quel prof de physique vous dira que ça engendre du mouvement. Ca excite les électrons. Les Etats voisins du Nevada ont une tolérance zéro vis-à-vis de tout un tas de trucs pas propres. Dans le Nevada, ces choses-là sont tolérées. La différence de potentiel grossit au fur et à mesure que les frustrations des Californiens augmentent, jusqu'à un point tel qu'ils se disent : "Fuck it, on part à Vegas and let's paaaarty !" L'aspirateur à pognon récupère alors les billets. Vous êtes en charge du Nevada et maintenant, vous êtes riche. Plus que la plupart des touristes californiens qui repartent le dimanche à la maison le sourire aux lèvres et l'American Express allégée, en songeant à la réunion ultra-importante du lundi, car la Californie, c'est un lieu sérieux spécialement aménagé pour le travail.

Nous passons le col, puis redescendons le long de la route 431 qui mène à Reno. Sur le chemin, à environ 2200 mètres d'altitude, un bâtiment blanchâtre borde la chaussée. Un panneau indique qu'il s'agit du local officiel de l'Institut de la Pensée de Haut Niveau (High Level Thinking Institute). Nous décidons qu'une chose pareille mérite d'être étudiée de près. Nous faisons demi-tour et nous garons près de l'étrange maison. Les types qui traînent là-dedans connaissent nécessairement le sens exact du Rêve Américain. Ils ont réponse à tout, ces grands penseurs, ils savent.

Institute of High Level Thinking

Pas de bol, tout est fermé à double tour. Une petite affiche nous informe que la maison est à vendre. Peut-être les Penseurs de Haut Niveau cherchent-ils à déménager vers des lieux plus élevés, sur le Mont Whitney ou l'Everest. Je ne connaîtrai pas le secret du Rêve Américain, pas à 2200 mètres d'altitude sur la route entre Tahoe et Reno, en tout cas.

Nous redémarrons et poursuivons la descente sur le désert. Les derniers conifères cèdent peu à peu la place aux courts massifs d'armoise, qui s'étalent à perte de vue. Nous continuons notre route jusqu'à Virginia City, de l'autre côté de la vallée. Dans l'autoradio, la cassette de la fanfare du 27ème Régiment de Commandement et de Soutien de l'armée française (il en faut bien 27 pour que nos militaires soient commandés et soutenus en bonne et due forme) scande notre glorieuse marche vers la victoire (enfin, plus précisément vers une place de parking gratuite à Virginia City). Cela paraît incongru d'écouter un truc pareil dans le désert, mais a) Madeleine adore, b) la Marseillaise au milieu du désert du Nevada, ça a clairement de la gueule, c) en plus, le dernier morceau de l’album est marrant, on sent que le sergent dit à sa troupe : "Allez les p'tits gars, on va se faire un petit truc de jeune sympa façon jazz de la Nouvelle Orléans, on se lâche, youpla !", et d) on n’a pas d’autre cassette dans la voiture.

Et puis quand j'y pense, à l'époque de mes études, j'écoutais bien Neil Young ou les Rolling Stones à fond dans l'autoradio entre Beauvais et Compiègne. Alors pourquoi pas la Marseillaise entre Truckee, CA et Virginia City, NV ?

Chemin de terre, près de Carson City, NV

Virginia City est une petite bourgade au passé intéressant : mines d'argent (plus de 250 km de galeries, un vrai gruyère), saloons, chanteuses, pianistes, prostituées, shérifs, bad boys et whisky à gogo. Un endroit plein de vie. Le petit musée présente une collection sympa d'objets en tout genre. Mais le reste du village est "disney-isé" à coup de boutiques rose bonbon et de restaurants familiaux. Bah, on ira à Bodie, CA la prochaine fois. Là-bas, il y a juste des serpents et des coyotes. Et la nuit, on entend encore hurler le fantôme de l'Allemand Fou...

Adresse : pierre_gilet@hp.com

Oh please, drive me back home.