San Jose, le 17 octobre 2001
Prière d'anthrax sans frapper
"Yeeeh haa !"
Philippe a plutôt l'air heureux. Suzanne, sa femme, conduit la Cadillac décapotable de couleur crème qu'ils se sont récemment offerte grâce au salaire exorbitant de Philippe ("Revu à la baisse ce mois-ci" a-t-il reconnu plus tôt en grimaçant. Cependant, il ajouta, lucide : "Remarque, quand je pense aux sommes délirantes qu'ils me payaient encore l’été dernier à jouer avec du vent numérique, hein... "). Philippe ne veut pas prendre le volant. Nicolas non plus, d'ailleurs. Vautré sur la banquette arrière, il préfère regarder tranquille les autres voitures. Les panneaux aussi, et les bâtiments rectangulaires, les néons... Il fait bien nuit, maintenant. Le ciel, baigné de lumières artificielles, tourne au bleuté blafard. Les voitures vont bon train sur la I-280. Trafic dense, comme d'hab'. Un peu plus que d'hab', en fait. Plus grand monde n'accepte d'utiliser les transports en commun depuis les attentats de New York et les bombardements sur l'Afghanistan. Les images du grand badaboum infernal des tours jumelles passent encore un peu à la télé. La fumée grisâtre, la foule en panique, ça reste bien frais dans les esprits. Au-dessus de sa tête, Nico aperçoit une banderolle étendue sur un pont. On peut y lire : "USA. NY, DC, FLT 93. We will NEVER forget".
Chaude ambiance dans la Silicon Valley.
En guise de rab à la sauce parano, les médias claironnent depuis peu qu'un quidam vient de rendre l'âme, rongé par la maladie du charbon ("anthrax" en anglais), la semaine dernière à Boca Raton en Floride. Les gens ont peur. Sur MSNBC, CNN et consorts, les titres défilent en bas des écrans, avec le mot "anthrax" répété sans cesse. Ce truc mystérieux a franchement l'air menaçant... Toutes ces histoires font en tout cas le bonheur des vendeurs de masques à gaz. Leurs joujoux partent comme des petits pains.
Donc, Suzie conduit, sans se presser, alors que Philippe beugle un énième "yeee haa" façon rodéo. Quant à Nico, il finit sa bière derrière, en grand contemplateur nonchalant. Philou embraye alors sur un monologue assez éprouvant à propos des Etats-Unis, de l'impérialisme du dollar, du grand aveuglement américain, tout ça... Le truc qu'il a fumé pendant l'apéro lui a visiblement secoué le système. Comme il vient de la cambrousse du nord de Montréal, il en profite au passage pour caser son couplet en faveur de l'indépendance du Québec. Sacré Philou, on pourrait le lancer sur un débat relatif à la culture des artichauts, il trouverait le moyen de ressortir sa tirade séparatiste au détour de la conversation. Nico ne l'écoute pas, il s'en fout de tout ça. Il déguste lentement sa bière. Alors, le Québec, les attentats, ben Laden, la Silicon Valley et le reste passent au second plan. Nico a toujours su discerner l'important du futile dans le flot d'informations qui le submerge. Il se laisse ballotter, il ne conduit pas.
Suzie gare la voiture sur la "First Street" dans le centre-ville de San José. La rue semble un peu animée en dépit de la légère surchauffe du trouillomètre ambiant depuis un mois ou deux. Le joyeux trio pénètre dans la salle du "Unicorn", un pub saturé de télés grand écran. Le patron, ce grand enfant à l'âme sensible, a fait placer des bannières étoilées un peu partout sur les murs et les tables. Très pratique pour les distraits qui ont oublié où ils se trouvent. Philou commande les bières. Il est bien chauffé par l'alcool et commence à sortir toutes sortes de remarques très fines.
- On s'est permis d'anthrax sans frapper, hein.
Il affirme au garçon le servant qu'il se prénomme Benjamin Laden.
- Ben ouais vieux. Et tu peux même m'appeler Ben.
Heureusement, l'autre a mal entendu. Une courge humaine façon Britney Spears braille des paroles incompréhensibles via les haut-parleurs de la sono, ce qui fait que toute conversation cède assez vite du terrain face aux couinements orgasmiques de la chanteuse. On ne perd pas grand chose, de toute façon...
Visiblement, Philou n'est pas le seul dans le bar avec un coup dans le nez. Un spécimen intéressant s'approche justement de Nico dont l'air nonchalant attire les poivrots portés sur la parlotte. Le type entame la conversation sur - ô surprise - les ripostes alliées contre l'Afghanistan. Avec ses yeux bleus et sa chevelure blonde, Nico a naturellement la tête d'un Américain acquis d'emblée à la Juste Cause.
- T'as vu comme on les torche, vieux ? L'ont bien mérité, ces faces de rat, hein.
En l'occurrence, personne n'a vu grand chose, jusqu'à présent. Sur les écrans des télés numériques, les bombardements sur Kaboul ont fière allure : on discerne quelques points verts sur un fond noirâtre. En 1982, la société Atari sortait pour sa console de jeux VCS 2600 un Pac Man bien plus riche en couleurs... Sinon, beaucoup de gens auto-proclamés experts du Moyen-Orient se succèdent à l'écran depuis un mois. Ils ont tous très bien appris où situer le Pakistan, l'Afghanistan et l'Ouzbekistan du premier coup sur une carte.
Le nouveau pote de Nico poursuit son discours sur la "Revanche de l'Amérique".
- New York... le choc... le Président Bush... la démocratie... saloperie de terroristes... blablabla.
Il présente tous ces éléments de façon telle qu'on croirait entendre un gamin raconter la trame principale de la "Guerre des Etoiles" : Afghanistan... Darth Vader... ben Laden... les rebelles... le Bien contre le Mal... et que la force soit avec toi...
- Au fait, comment tu t'appelles, mon pote ?
Ca y est, il reprend enfin son souffle, mister picolo.
Nico répond : "Benjamin Laden".
- Ouais mon Ben, moi je te le dis, faut pas se laisser faire. Oeil pour oeil, dent pour dent.
"Mais punaise", se dit Nico, "Y en a pas un pour piger l'astuce-là, Benjamin Laden. Fait chier, merde !"
- En tout cas, poursuit notre homme, faut que t'achètes américain, mon gars. Ils l'ont dit à la télé. Buy American, c'est patriotique.
Nico repense à toutes ces pubs débiles qui ont récemment fleuri sur les pages des canards locaux. Le patriotisme comme argument commercial, ça c'est de la trouvaille... Il commande une Stella Artois (bière belge), histoire d'irriter l'autre. En plus, la Bud a vraiment un goût de chiotte.
Le cow-boy n'a rien remarqué et reprend de plus belle. Des paroles en l'air qui ne mènent à rien. Pas les premières, pas les dernières prononcées en ce bas monde... Du coup, Nico lui pose plein de questions profondes, que son interlocuteur n'entend pas :
- T'es plutôt caleçon ou slip ?
- Après Superman et Spiderman, comment se prénomme le nouveau super héros américain ? Musul-man, of course.
- C'est vrai qu'il n'y a seulement que deux flics à Miami ?
- How about this one, ducon ? Le monde est composé d'une quantité significative de crétins dont les bêtises combinées engendrent des situations complexes qui nous dépassent. Pas vrai ça, vieux ?
- Tu connais "Cortez the Killer" de Neil Young ? C'est drôlement bien, tu sais.
Nico commence à se jouer dans sa tête le morceau en question, alors que son copain d'un soir enchaîne sur la situation en Palestine.
Les serveurs regardent désormais Philou bien de travers. Ils apprécient modérément ses "excellentes" blagues sur les tours jumelles de New York, qu'il a récemment reçues dans sa boîte aux lettres électronique. Nico sent qu'il est grand temps de se faire la malle. Il fait signe à Suzie de l'aider à pousser son mari dehors. En plus des serveurs, les voisins de comptoir de Philou montrent aussi des signes d'agacement prononcé à l'écoute de ses remarques foireuses. Nico observe le troupeau des excités. Pas mal de musclés dans le tas, avec des cous larges comme un tronc d'arbre, bien dans le prolongement du crâne. Bref, des gros boeufs qui ne cracheraient pas sur une bonne bagarre.
- D'accord, d'accord, on se tire, c'est bon.
Encore Philou, qui parle trop fort. Nico et Suzie pressentent le coup d'éclat final, la sentence définitive qui mettra les points sur les "i". Chose promise, chose due. Alors qu'il pousse la porte pour sortir du bar, Philou lance un grandiloquent : "Oussama ben plu de venir ici." Evidemment, le bide est total. Personne ne parle le français. En plus, la musique de la sono a couvert ses paroles.
Fini les bêtises et retour à la maison. Demain, le trio infernal se tape un rassemblement pacifiste à l'Université de Stanford. Histoire de voir s'ils ont le sens de l'humour à la française.
***
Note finale : notre voisin du dessous a fixé un étendard américain sur la rampe de notre escalier ! Je ne sais que faire, retirer ce truc, mettre un drapeau français ou afghan à côté ? En plus, ce type est probablement armé. Je vais laisser notre petite Madeleine prendre soin du drapeau elle-même, la prochaine fois qu'elle descend l'escalier.
Adresse :
pierre_gilet@hp.comOh please, drive me
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