San Jose, le 15 novembre 2001

Far West

Samedi 27 octobre

L'avion survole Las Vegas en début d'après-midi. Il passe à proximité du Strip, dont le coeur concentre sur environ 3 km les principaux hôtels-casinos qui ont rendu la ville célèbre dans le monde entier. En dehors de cette zone particulière, la ville est essentiellement plate et s'étire à perte de vue. Vue de haut, elle ressemble à un assemblage de cubes de Lego, avec ses lotissements à l'identique sur quelques hectares auxquels se succèdent des grandes surfaces, puis d'autres lotissements... Les nouvelles résidences gagnent sur le désert alentour, comme manufacturées par une usine, puis posées à même le sol. L'avion atterrit tout près du centre-ville. Nous posons le pied sur le plancher des vaches et pénétrons dans un vaste bâtiment mi-aéroport, mi-casino. Le "cling-cling" continu des machines à sous couvre les autres sons.

Plus tard dans l'après-midi, nous prenons possession de notre chouette autocaravane. Le local de location de véhicules est si souvent fréquenté par des touristes d'outre-Rhin que la direction a engagé des Allemands pour accueillir les clients. Il est quelque peu surprenant de se retrouver dans un tel lieu où l'allemand a, pour des raisons commerciales, pris le dessus sur l'anglais.

Une fois notre engin récupéré, nous roulons vers notre terrain de camping. Au moment où nous nous apprêtons à dîner à la table située à l'extérieur de l’autocaravane, un Américain d'une soixantaine d'années se promenant à proximité nous adresse la parole afin de bavarder de choses et d'autres. Les habitants de l'"Amérique profonde" ont gardé ce goût de la parlote avec leurs voisins, qui n'existe pas vraiment dans les zones urbanisées et cosmopolites de la Californie.

Il me parle de son chien, des arbres du terrain de camping, et bien entendu des bombardements en Afghanistan. Il me dresse l'inventaire habituel des valeurs immuables qui font de l'Amérique un "grand" pays, celui où les gens sont certes libres, mais peu conscients de l'existence d'autres cultures. Les attentats du 11 septembre 2001 n'ont rien changé, contrairement à ce que les médias répètent. Il n'y a pas vraiment d'après. L'Amérique reste la même, très forte et convaincue que ses principes sont universels et que le commerce résoudra tous les maux de la Terre. Ce pays tombe en quelque sorte dans les mêmes errements que la France de Napoléon, tellement convaincue en son for intérieur que ce qui lui est bénéfique le sera aussi pour les autres. A la différence près que ses capacités d'influence ont, en ces temps de mondialisation, atteint des sommets en matière d'efficacité auxquels les empires européens du passé ne pouvaient prétendre.

J'écoute mon Américain me raconter comment il a participé à la guerre de Corée, alors qu'Elisabeth s'impatiente un peu en voyant nos pâtes refroidir. Il n'en a pas vu grand-chose de la Corée. Il était stationné au Japon, montait de temps en temps dans un avion pour survoler et bombarder le territoire ennemi, puis retournait à sa base. Je lui fais signe que notre repas est servi. Il nous souhaite alors de bonnes vacances et disparaît dans la nuit.

Nos pâtes sont effectivement un peu froides.

Partie de Scrabble

Pierre : 270

Elisabeth : 180

Les vacances commencent bien. Tout se passe comme je l'ai prévu.

Dimanche 28 octobre

Nous passons l'essentiel de la journée à rouler en direction du Grand Canyon. Nous traversons des zones semi-désertiques d'altitude moyenne (1500-2000 m), puis rejoignons notre étape du jour, un charmant petit parc public (State Park) situé au bord d'un lac. L'air nocturne s'est rafraîchi (autour de 0 °c) .

Partie de Scrabble

Pierre : 201

Elisabeth : 443

Ce n'est rien, juste un petit passage à vide.

Lundi 29 octobre

Arrivée dans le Grand Canyon. Paysages majestueux, en dépit des couleurs dominantes plus pâles que nous l’imaginions (la plupart des photos que l'on trouve dans les livres et calendriers sont prises à l'aide de filtres marron clair qui accentuent les contrastes). Une sorte de brume très fine, due à l'absence prolongée de pluie, envahit tout l'espace. Reconnaissons cependant que les perspectives sont impressionnantes et les ravins vertigineux. Des édifices de roches hauts comme des cathédrales semblent rabaissés à la taille de vulgaires tas de cailloux modestement disposés au sein d'un décor titanesque.

Le célèbre Grand Canyon

Nuit passée dans le terrain de camping du parc. Madeleine découvre avec bonheur les cerfs sauvages qui, habitués à la présence de l'homme, se laissent approcher d'assez près.

Petite note : le contingent de touristes français, vacances de la Toussaint aidant, semble occuper la deuxième position derrière les Allemands (1).

Partie de Scrabble

Pierre : 259

Elisabeth : 268

Bon, il va falloir reprendre les choses en main.

Mardi 30 octobre

Matinée consacrée à la poursuite de notre visite du parc du Grand Canyon. Un photographe professionnel discute brièvement avec nous. Il nous montre les filtres qu'il utilise pour "tricher", selon ses propres termes. Triche ou pas, le Grand Canyon demeure un lieu au caractère exceptionnel, qui mérite d’être visité.

Plongée dans le Grand Canyon

Nous prenons ensuite la route du parc tribal de Monument Valley, situé dans la grande réserve Navajo dont le territoire complet s'étend sur une partie de l'Utah, de l'Arizona, du Colorado et du Nouveau-Mexique. Nous entrons dans la zone sous juridiction indienne en fin d'après-midi. Nous nous rendons compte dès le premier coup d'oeil que le niveau de richesse "ambiant" est sensiblement inférieur à celui auquel nous nous sommes familiarisés ailleurs dans les Etats-Unis. Le pays Navajo présente des caractéristiques qui rappellent de loin les bidonvilles sud-africains. Les gens ne vivent pas dans un dénuement total, mais leur pauvreté relative contraste avec la richesse des territoires limitrophes non-indiens. Les Navajos habitent dans des baraques en bois sommairement bâties. Beaucoup de détritus jonchent les bas-côtés des routes. Nous apercevons régulièrement des carcasses rouillées de voitures abandonnées dans le désert.

La zone est aride et la terre de couleur rouille. Nous arrivons dans le camping du parc de Monument Valley et garons l'autocaravane en haut d'une colline surplombant la plaine désertique. Devant nous, le soleil couchant darde ses derniers rayons sur les imposantes mésas parsemées dans le décor. Le panorama est absolument fabuleux. Le désert rougeoie, puis s'assombrit. Probablement, le plus beau coucher de soleil que j'ai eu l'occasion d'observer.

Lumière rasante sur Monument Valley

Partie de Scrabble

Pierre : 216

Elisabeth : 314

La situation devient tendue. Elle m'énerve à caser ses petits mots à trois balles qui, combinés aux autres déjà placés sur le plateau, lui donnent un nombre très élevé de points.

Mercredi 31 octobre

Visite de Monument Valley. Le prix d'entrée du parc est ridiculement bas en comparaison des tarifs pratiqués dans les parc nationaux. La petite échoppe de souvenirs ne propose que quelques babioles fabriquées par les indiennes du coin. A la différence des blancs américains, les Navajos semblent franchement peu doués pour le commerce.

Nous avançons sur une piste de graviers. Les paysages sont inoubliables et les couleurs bien plus marquées que dans le Grand Canyon. C'est ici que furent tournés tout un tas de westerns entrés dans la légende de Hollywood. John Ford a pas mal traîné ses bottes de cow-boy dans la région.

Lors d'une pause photo, Madeleine s'approche d'un enclos où évoluent des chevaux. Elle s'émerveille à la vue des quadrupèdes, puis lâche des "ouah ouah" à la cantonnade en désignant les chiens qui traînent aux alentours. Notre petite fille ajoute sans cesse des nouveaux mots à son vocabulaire, qu'elle répète régulièrement pour mieux les posséder. Quant à moi, je passe la journée à me siffloter dans la tête des musiques de westerns.

C'est décidé, nous pressentons déjà que Monument Valley occupera la première place au podium des parcs visités.

Décor de film

Dans l'après-midi, nous nous dirigeons sur Moab, dans l'Utah, qui se trouve à deux pas du Arches National Park. La route est superbe. Nous passons au milieu de paysages hallucinants, mi-lunaires, mi-terrestres. La région autour de Mexican Hat, une petite bourgade grillée sous le soleil, présente des caractéristiques géologiques étonnantes. Nous observons des montagnes aux reliefs étranges, dont les strates grises et orange se succèdent en millefeuilles. Le village s'appelle Mexican Hat du fait de la présence proche d'un rocher conique portant sur son sommet un gros caillou en forme de chapeau mexicain renversé.

Notre petit véhicule poursuit sa route au milieu d'un immense nulle part. Pas un chat, juste des pierres.

Un peu avant Moab, petite pause près d'une grosse butte surnommée the Church. Elle a une allure très étonnante, plantée au milieu d'une vaste zone totalement plate. Des strates blanches et jaune sable s'alternent sur toute sa hauteur. J'apprends dans une brochure récupérée au parc de Monument Valley que les éminences rocheuses de la région forment en fait les restes de volcans anciens. En des temps reculés, un vaste océan recouvrait tout le territoire où nous nous trouvons. L'eau s'est retirée, l'érosion a fait son oeuvre. Restent maintenant ces buttes de roche dure en surplomb des plateaux semi-arides.

The Church

Nuit à Moab.

Partie de Scrabble

Pierre : 160

Elisabeth : 415

Je touche le fond. Je place mes mots mécaniquement. L'espoir s'est envolé.

Jeudi 1er novembre

Visite de Arches National Park. Cette fois-ci, le paysage se compose de couleurs plus claires, avec beaucoup de variations dans les tons ocre. Nous déambulons le long d'un chemin aboutissant sur un promontoire d'où nous admirons Delicate Arch, l'attraction principale du parc. Madeleine s'affaire par terre en filtrant le sable entre ses doigts alors que nous goûtons au profond silence qui règne dans les environs. Plus tard, nous pénétrons à pied dans un étroit canyon au sol recouvert de sable, dont le coeur cache une magnifique arche appelée Sand Dune Arch. Je ne peux m'empêcher de penser aux aventures en bandes dessinées du lieutenant Mike Steve Blueberry à la recherche de la mine de l'Allemand perdu.

Nous reprenons la route. Notre chemin traverse des zones totalement inhabitées à l'aspect minéral. Nous nous sentons en marge du monde.

Paysage de l’Utah, le long de l’autoroute I-70

Arrivée à Beaver, en pays mormon, où nous passons une nuit très fraîche.

Partie de Scrabble

Pierre : 389

Elisabeth : 404

De toute façon, le Scrabble c'est rien qu'un jeu minable. Je suis bien au-dessus de tout ça.

Vendredi 2 novembre

Encore et toujours la route, puis visite de Zion National Park. Nous roulons le long d'une superbe vallée encaissée et bordée de falaises rougeâtres. La rivière Virgin serpente au fond, parmi des arbres aux feuilles splendides, jaunies par l'automne. Au bout de la vallée, les falaises se rapprochent et forment progressivement un étroit canyon.

A nouveau la route, direction Las Vegas.

Arrivée et nuit dans un terrain de camping de Las Vegas. En revenant de sa douche, Elisabeth me dit qu'elle a écouté de bout en bout un morceau de musique country diffusé dans le local des toilettes. Il s'agit d'une chanson en hommage aux victimes des attentats de New York, dans laquelle l'expression 'united we stand' est répétée ad nauseam. Ces jours-ci, les radios de country s'en donnent à coeur joie en matière de patriotisme primaire. Très marrant à écouter au second degré.

Partie de Scrabble

Pierre : 429

Elisabeth : 311

Aaaaah, je le savais bien que les vents tourneraient. Je suis bien resté united, comme tout le pays ici. Et voilà, ma Juste Cause l'a finalement emporté.

Samedi 3 novembre

Remise de l'autocaravane. Un conducteur de taxi a moitié drogué nous conduit au MGM Grand, le plus gros hôtel-casino de la ville. Balade sur le Strip durant l'après-midi. Nous nous sentons sur une autre planète, à des millions de km des parcs et des déserts que nous venons de traverser. Ca tinte, ça clignote de partout. Une quantité impressionnantes de gogos viennent claquer leur argent dans les casinos, les restos et les boutiques de souvenirs. Des gens habillés haute couture croisent d'autres personnes en short, qui croisent des filles énormes en jupe ultra-courte et maillot doré à paillettes, qui croisent à leur tour des jeunes rappeurs en survêtement... Bienvenue à Gogoland, le pays qui ne dort jamais (les casinos fonctionnent 24 h sur 24, tous les jours de l'année). L'air chaud du désert nous assèche la gorge. Nous déjeunons dans un restaurant à hamburgers décoré dans le style années 50. Ma voisine de gauche, vue de profil, me rappelle vaguement François Mitterrand en phase terminale.

Viva Las Vegas ! Photo prise du haut de la Tour Eiffel locale

Nous ne résistons pas à l'envie de visiter le Paris Las Vegas. A l'intérieur, machines à sous bruyantes comme partout ailleurs et magasins français chics. Nous montons dans la Tour Eiffel locale, construite à l'échelle un demi. Dans sa grande largesse, l'Etat français a fourni une copie des plans et les pots de peinture adéquats. Nous observons la ville d'en haut, ce vaste aspirateur à pognon.

Détail rigolo : les traducteurs au service du Paris Las Vegas ont volontairement eu la main lourde sur les articles définis de la langue française. A la place d'un sobre "téléphone", les panneaux indicateurs dirigent les clients vers "le téléphone". Idem avec "la réception", "les toilettes", "les glaces", etc. Terriblement exotique d'un point de vue anglophone.

La grande fontaine du Paris Las Vegas

Soirée passée au MGM Grand. Ca vaut le coup, une nuit à Las Vegas. Les animations sont variées et très divertissantes. Madeleine assiste au repas des lions dont la cage de verre se trouve au beau milieu du casino. Nous observons les joueurs de bandits manchots. Ca brille de partout.

Repas dans le MGM Café. Très bonne cuisine, mi-française raffinée, mi-californienne. On trouve d'excellentes adresses gastronomiques dans le coin. Madeleine s'endort sur la banquette. Avant de retourner dans notre chambre, nous faisons un dernier tour dehors, histoire d'admirer les lumières et les limousines qui paradent le long de l'avenue.

Pas de Scrabble, ce soir. Inutile de prendre des risques inconsidérés.

Dimanche 4 novembre

Petit-déjeuner chez le Lenôtre du Paris Las Vegas. Au menu, pain au chocolat et pain au raisin. Le rêve !... en dépit des 2,75 dollars que coûtent à la pièce nos viennoiseries.

Puis, départ pour l'aéroport-casino de Las Vegas. Dans la salle d'embarquement, des joueurs invétérés dépensent encore quelques dollars dans les machines à sous. Des jeunes personnes récupèrent de leur folle soirée en dormant par terre, dans l'attente de leur avion.

Vol sans histoire, puis retour à San José. Le soleil brille.

(1) Le quotidien USA Today a récemment dressé le palmarès des pays dont les habitants viennent faire du tourisme dans les Etats-Unis. La liste est la suivante (dans l’ordre décroissant du nombre de touristes) : 1) Canada, 2) Mexique, 3) Royaume-Uni, 4) Japon, 5) Allemagne, 6) France.

Adresse : pierre_gilet@hp.com

Oh please, drive me back home.